Il Carro ou la Grande Tirata

     C'est jour de fête à Mirabella Eclano, une petite bourgade de huit mille habitants située en Campanie, dans le sud de l'Italie, à moins d'une centaine de kilomètres à l'est de Naples. En ces régions profondément imbibées de foi chrétienne l'on y voue une dévotion particulière à Notre-Dame des Douleurs, l'Addolorata, au point de lui dédier une cérémonie unique en son genre, la Grande Tirata.

     En raison de périodes particulièrement difficiles pour les activités agricoles, les paysans, renouant avec des traditions ancestrales, en vinrent à invoquer les forces du ciel et à présenter force dons pour s'attirer leurs faveurs. Dans les temps anciens l'on vénérait principalement Déméter, déesse de la fertilité, et son pendant romain Cérès, mais le culte d'Isis, mère universelle de la nature, était très répandu bien que venu d'Egypte. Les amours impériales de la bien née Cléopâtre y sont sans doute pour quelque chose. Un syncrétisme religieux, d'ailleurs encouragé par l'Eglise, a fait que dans certains milieux ces déesses ont été confondues, dans la foi chrétienne, avec la Vierge Marie, mère de Dieu.

     On sait que depuis des temps immémoriaux les paysans confectionnent des couronnes ou des poupées en paille pour fêter la fin des moissons et préserver celles à venir. On les appelle bouquets de moisson en France ou Corn Dollies dans les pays anglophones.

     C'est donc tout naturellement que les habitants de ces régions maltraitées par la nature se sont épanchés sur Notre-Dame des Douleurs, l'Addolorata. Depuis le dix septième siècle ils offrent à la Sainte Vierge des dons sous forme de brouettes garnies d'épis de maïs ou de blé montés comme de petits obélisques hauts de trois mètres. Ces structures sont de pailles tressées surmontées d'une représentation de la Vierge.

     Bien sûr, chaque année, l'on ne manque pas de les enrichir de nouveaux éléments décoratifs. Au point d'arriver, en 1869, à un aspect résolument artistique sous l'impulsion de l'architecte Stanislas Martini, très inspiré par le style baroque triomphant et omniprésent dans l'architecture religieuse et profane napolitaine ou sicilienne.

     Martini se retire en 1881 après un accident survenu à son char. Le Frère Generoso et le Père Alfonso Capodano maintinrent la tradition jusqu'à ce que le menuisier Giuseppe D'Amore (Ah! ces noms italiens!) invente le démontage de la structure. Depuis 1923 la lourde tâche de l'entretien du char revient à la dynastie des Giotto Faugno.

     Conservant le support traditionnel, un char à boeuf qui a donné son nom italien, il carro, à l'ensemble, Martini avait imaginé la construction d'une structure en bois habillée de multiples décors en pailles tressées, également surmontée d'une statue de la Vierge. Seulement, de quoi est capable un Italien quand il sait qu'il aura de l'amour et du vinClin d'œil? De construire une tour composée de vingt trois poutres superposées, ce système conférant souplesse et facilité d'assemblage et de démontage.

     Car cette tour, cet obélisque, culminant à vingt cinq mètres de hauteur, comporte sept étages s'amenuisant vers le haut; le premier registre, en bas, sur une base de quatre mètres de côté, mesure six mètres de haut, le dernier un mètre cinquante. Les trois derniers registres constituent le dôme au sommet duquel est fixée la sainte statue. Toute la structure est recouverte d'un décor inouï où arcs en plein cintre, rotondes, arcades, chapiteaux, tout en paille tressée, rivalisent d'inventivité, d'adresse, de savoir-faire, se poussant du coude pour présenter leur meilleur profil aux rayons du soleil. Car vous savez que les pailles n'aiment rien moins que de se mettre en valeur sous la lumière du soleil pour nous éblouir de leurs reflets chatoyants, telles de jeunes naïades étendues au bord d'une plage, offrant leurs corps bronzés aux...Enfin, vous voyez, quoi!

     Et vous savez quoi? Cet obélisque énorme, pesant environ vingt tonnes, va se voir promener à travers les rues de la ville, et cette ville ne se trouve pas en ce plat pays qui n'est pas le mien d'ailleurs, non, cette ville s'élève au coeur d'un paysage vallonné (s'il avait fallu conserver la référence au plat pays de Jacques Brel j'aurais alors parlé de paysage wallonné). On va donc emprunter des ruelles étroites, parfois pentues, parfois rythmées d'escaliers qu'il va bien falloir descendre pour aller de Santa Catarina jusqu'au centre du bourg où messes et actions de grâces (sans compter quelques verres de Chianti) clôtureront un voyage qui n'aura pas duré moins de cinq heures.

     Le samedi précédant le troisième dimanche de septembre, les Mirabelli Eclanesi (j'ignore tout du nom des habitants de Mirabella Eclano, pardon) sont aux quatre-cents coups. La ville est en ébullition, des milliers de personnes, renforcées par quelques bataillons de touristes, envahissent la cité et les multiples cafés, ristorantes,trattorias égrénés le long du parcours sous le regard attentif des carabinieri.

     Le carro est prêt. On y attelle six paires de boeufs, on y fixe solidement les trente huit cordes de chanvre longues chacune de cinquantes mètres, partant du haut de la tour. Car vous pensez bien que la stabilité d'un tel échaffaudage est aussi assurée que des promesses électorales, surtout en des endroits au relief aussi tourmenté. C'est le moment où entrent en jeu les fameux "Funaioli", ces hardis jeunes gens chargés d'assurer l'équilibre de la colonne, en tirant sur les cordes du côté opposé au balancement de l'ensemble. Les pas désordonnés de chacun, la violence de l'effort, l'exaltation de l'instant font que l'obélisque se met à osciller dangereusement et les Funaïoli ont l'occasion de faire étalage de leur science de l'équilibre en tirant sur les cordes progressivement pour éviter le retour du balancier. Les casse-cous n'hésitent pas à se hisser le long des haubans, à la force des bras, sur plusieurs mètres de hauteur. Et dans les rues étroites on frôle les maisons, on risque de heurter les balcons ou les enseignes des magasins ou les arbres enjolivant les petites places, on tente d'éviter ces mains jaillies de milliers de corps suspendus qui aux balcons, qui aux réverbères, avides de toucher, quand ce n'est pas d'arracher, un morceau de paille, souvenir ou bien relique, au risque de déséquilibrer l'ensemble.

     D'autres cordes sont destinées à la traction horizontale pour aider les boeufs à tirer l'énorme masse, doucement, en prenant le plus de précautions possibles afin d'éviter les à-coups et les mouvements de balancier tellement redoutés. A ces cordes s'attellent des centaines de garçons et de filles de tous âges, touristes compris, et tout ce peuple frémissant suit très attentivement les ordres de l'homme de barre juché au premier étage de l'obélisque d'où il coordonne les gestes de tout ce beau monde. Son rôle est primordial car, de son poste d'observation, il a une vue d'ensemble de l'état des participants, du trajet et de la situation de sa tour à l'instant précis. Car il ne s'agit pas de risquer la chute annonciatrice de catastrophes. Des preuves? 1881= chute= famine en 1882. Une autre? 1961= chute = tremblement de terre en 1962.

     Cette marche est extrêmement éprouvante et il n'est pas rare, paraît-il, que les boeufs perdent jusqu'à vingt kilos de leur poids. Pas à pas la procession arrive au centre de la ville. Le but de ce voyage extraordinaire est l'église de l'Addolorata. Sur le parvis les autorités religieuses bénissent l'homme de barre et les animaux tandis que les tireurs de corde honorent leurs gosiers à force Chianti.

     Un peu plus tard "il carro" sera démonté en des dizaines de panneaux qui feront l'objet, décors en paille tressée ou angelots en papier mâché, d'une révision complète et d'une restauration minutieuse lorsqu'elle s'imposera. On en profitera pour apporter les modifications ou les améliorations qui auront paru nécessaires.

     A noter que la petite ville de Noto, près de Catane dans le sud de la Sicile, conserve un autel en paille tressée, d'un travail identique à celui de l'obélisque de Mirabella Eclano.

Clin d'œilPhrase immortelle tirée de la chanson "Femme" interprétée par Nicole Croisille.

 

Pour en savoir plus : www.comune.mirabellaeclano.av.it

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